UN JOURNAL INTIME COLLECTIF: LA FABRIQUE

 

8 OCTOBRE 16H30 I IMPRIMERIE CÉRÈS

 

TEXTE CURATORIAL :

Où trouver l’air

Qui ferait de l’homme obscur un homme lumière

De nos âmes divisées une âme entière

Michel Jonasz

 

Le défi qui s’est présenté à moi, lorsqu’il s’est agi de penser un projet dans le cadre d’un festival de photographie était de détourner la photographie de sa fonction première et de la sortir de sa technicité et d’une définition réductrice. Effectivement, depuis l’invention de Niepce, cette nouvelle forme de représentation a pris une place de plus en plus prépondérante. Elle s’est très vite confondue avec une réalité que pourtant, elle remettait en question en la privant d’une donnée essentiellement, le mouvement ou encore, pour être plus précis, la faculté de transformation. En figeant le temps, la photographie supprime la vie :

 « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. En elle, l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose : elle ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois ; elle est le Particulier absolu, la Contingence souveraine, mate et comme bête, le Tel (telle photo et non la Photo), bref, la Tuché, l’Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expression infatigable. »

Il ne s’agissait donc pas pour moi de prendre cette direction là, mais de penser contre la photographie à laquelle j’ai préféré l’image. L’image, à mon sens, à ceci d’organique qu’elle se dissocie de la réalité pour créer des contextes et des espaces qui ne dépendent plus du visible (ce qui est montré) mais de l’imaginaire (ce qui demeure caché à l’œil). L’autre axe qu’il m’a paru intéressant de suivre et celui du collectif. Le rapport personnel à l’image est toujours frappé à l’aune de l’idée que l’on se fait. Elle enferme l’image dans une grille de lecture dont la subjectivité exclut l’autre. Or, en assemblant un certain nombre de subjectivités, On parvient à en annihiler la nocivité puisque la somme de subjectivité s’annule.  Il ne s’agit plus de moi, enfermé dans mon roman personnel, mais d’un espace dans lequel la lecture personnelle est éclairée par la mise en vis-à-vis d’autres lectures qui, nécessairement, transforme le récit de chaque image en une variation sur un même thème. 

« La Photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s’y croisent, s’y affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. »

Dans le projet A collective Diary, ce ne sont pas quatre imaginaires qui s’affrontent, mais des dizaines, formant un chœur unique qui est unique précisément par sa diversité. Lorsque j’ai entamé la rédaction de ce texte, les paroles de la chanson de Michel Jonasz « Où est la source » dansait à la lisière de ma conscience. Elles se sont finalement imposées comme une évidence : comment faire d’âmes divisées une âme entière ? Le journal intime collectif (collective diary) représente certes une autre forme d’oxymore mais au contraire de la mémoire collective, c’est un oxymore qui avoue son nom. Qui énonce, d’emblée, l’impossibilité d’un « nous » homogène et lisse, une unité décrétée au nom de l’unité nationale. Le journal ouvre la voie à une infinité de musiques différentes, parfois contradictoires qui, néanmoins, ensemble forme une symphonie.  Ce projet est un jeu, un pari, un défi. En arrivant à Tunis, j’ai posé une question simple aux jeunes gens qui s’étaient réunis pour une conversation : dites-moi ce qui s’est passé dans vos vies depuis les dix années qui viennent de s’écouler et pendant lesquelles je n’ai pas mis les pieds en Tunisie. Au départ, certains ont été surpris par la question. Il y a eu des malentendus sur la notion d’intime que j’avançais. Et puis les choses se sont éclaircies. L’intimité que je leur réclamais n’avait rien à voir avec leurs vies privées, mais avec l’intimité de leurs esprits, de leurs réflexions, de leurs sensibilités. De la même manière que Aimé Césaire définissait l’universalisme comme la somme de tous les particularismes, ce sont les particularismes, ces subjectivités qui m’attiraient. 

« Mais la subjectivité, condition nécessaire de l’œuvre d’art, n’est pas comme telle la qualité esthétique. Elle ne le devient que par l’objectivation ; dans cette mesure, la subjectivité est extérieure à elle-même et cachée. » 

La subjectivité, dans son essence est, comme le note Adorno, est « extérieure à elle-même ». Les histoires. Ces moments fugaces, sans importance apparente, ces expériences du quotidien qui, mis bout à bout, forment l’histoire. C’est donc un cadavre exquis (le jeu inventé par les poètes surréalistes) que A collective Diary va déployer. Chaque mot en entraîne un autre, sans qu’il n’y ait eu consultation préalable. C’est le choc de ces expériences hétérogènes qui fabriquera l’homogénéité du projet. C’est à travers cette quête collective que nous tenterons d’apporter une réponse, certainement imparfaite, à ce que le philosophe allemand Ernst Bloch a nommé « la question absolue ». Ce Nous à recomposer, à composer, peut-être, ne se trouvera pas dans les grandes fresques, les portraits de groupe dans lesquels les individus deviennent anonymes, simples faire-valoir d’une idéologie à charge, mais dans les détails. Ces riens infimes dont nos mémoires sont faites. Ces détails insignifiants qui représentent tout, comme dans la photographie où Barthes nous parle de punctum. A Collective Diary ne mettra pas la photographie en tant que telle en scène mais l’image, qui me paraît un objet plus libre, parce que détaché des définitions contraignantes et académiques. Une image qui correspondrait à la proposition de Jean-Paul Sartre :

« Le mot d’image ne saurait donc désigner que le rapport de la conscience à l’objet ; autrement dit, c’est une certaine façon qu’a l’objet de paraître à la conscience, ou, si l’on préfère, une certaine façon qu’a la conscience de se donner un objet. »

C’est cet objet polymorphe, insaisissable dans son essence que ce projet tente de définir. Non pas dans une démonstration intellectuelle et abstraite, mais par une plongée au cœur de qu’Henri Delacroix avait nommé « le monde chaotique des sensations ». Cette conscience, évoquée par Sartre n’est pas conscience de soi, mais conscience du Nous, de ce tout qui nous fait semblables et différents. A Collective Diary est un instantané. Un moment qui ne durera que le temps de sa vie et se dissoudra dans les mémoires, comme le souvenir d’un événement ou, pour faire un clin d’œil à la phénoménologie, comme un phénomène.

 

LA FABRIQUE :

En visitant les anciens locaux de l’imprimerie Cerès, deux souvenirs me sont immédiatement venus à l’esprit : la forge d’Héphaïstos, cet atelier dans lequel ce mal aimé des dieux, dieu lui-même, mais difforme, fabriquait armes et bijoux pour les habitants de l’Olympe et cette phrase d’Ernst Bloch : 

« Mais nous, nous prenons les choses au commencement.

Nous sommes pauvres, nous ne savons plus jouer. Nous l’avons oublié, la main a désappris à bricoler. » 

Je parle improprement de souvenirs mais c’est bien ainsi que je perçois l’Antiquité grecque et les ouvrages que j’ai lus. M’est venue l’envie de faire revivre ce lieu dont quelques vestiges témoignent encore de l’activité passée. Et cette notion de bricolage sans laquelle toutes les théories du monde sont caduques. Le mot « fabrique » se passe d’explications ; il s’agit d’un lieu où l’on construit des choses, fussent-elles immatérielles. C’est un lieu en perpétuel mouvement dont l’énergie ne se tarit jamais. Tout ce dont l’être humain est capable est de fabriquer des souvenirs, parce qu’aujourd’hui représente déjà un passé, comme pour la photographie dans laquelle l’instant saisi n’existe plus. Les Albums de famille sont l’archétype de cette fiction mémorielle que l’on se repasse de génération en génération pour attester d’une vérité toute relative. Les souvenirs ne sont jamais fiables, ils se fânent avec le temps, avec les récits, et finissent par devenir des souvenirs de souvenirs, une mémoire empruntée à d’autres qui eux, pourraient nous dire : « j’y étais ».

« Or dans la Photographie, ce que je pose n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je vois. C’est ici qu’est la folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. »

Au-delà de ces albums à propos desquels « personne ne peut me montrer », nous organiserons de fausses réalités, nous fabriquerons d’autres souvenirs à ajouter au nombre de ceux déjà constitués. Invitant le spectateur à devenir notre complice et par là-même, un acteur de sa propre imagerie. Des images sélectionnées voisineront ainsi avec des images produites dans la spontanéité du moment, comme autant de surprise. Dans une Fabrique, l’expérimentation est fondamentale. Elle représente, selon Gilles Deleuze, cette dualité sans laquelle il ne saurait y avoir de création : 

« L’esthétique souffre d’une dualité déchirante. Elle désigne d’une part la théorie de la sensibilité comme forme de l’expérience possible ; d’autre part la théorie de l’art comme réflexion de l’expérience réelle. Pour que les deux sens se rejoignent, il faut que les conditions de l’expérience en général deviennent elles-mêmes conditions de l’expérience réelle ; l’œuvre d’art, de son côté, apparaît alors comme expérimentation. »

La Fabrique se veut un work in process, dont chaque jour atteste des nouveaux développements.

Simon Njami

 

ARTISTES :
MEHDI BEN TEMESSEK, AZIZA THABET, ELYES DEBACHE, ZAINEB KAABI, AMEL BOUSLAMA, BACHIR TAYACHI, FÉRIELLE DOULAIN ZOUARI, WADI MHIRI, MOUNA JEMAL, OUSSEMA ZAKRAOUI, HAMZA CHAKROUN & ASMA BELHASSINE

 

SOUS LE COMMISSARIAT DE SIMON NJAMI :

Simon Njami est commissaire d'exposition, conférencier, critique d'art et romancier indépendant basé à Paris. Njami a été le cofondateur et le rédacteur en chef de Revue Noire, une revue d'art contemporain africain et extra-occidental. Il a été directeur artistique de la première foire d'art de Johannesburg en 2008, de la biennale de photographie de Bamako pendant dix ans et de la biennale Dak'Art en 2018 et co-commissaire du premier pavillon africain à la 52e Biennale de Venise en 2007.

Njami a également assuré le commissariat de nombreuses expositions d'art contemporain et de photographie dont «Africa Remix» en 2004 et en 2007, « The Divine Comedy » en 2013 au MMK - Museum fur Moderne Kunst à Francfort,  exposition à la Savannah College of Art and Design (SCAD) en 2014 et à The Smithsonian à Washington DC en 2015, « Xenopolis » en 2015 à Berlin, « Afriques Capitales » en 2017 à Paris et à Lille, « Metropolis » au musée Maxxi en 2018 à Rome, « The Studio » à la Kampala Art Biennale en 2019 en Ouganda, « This space between us en 2020 à Las Palmas 2020 et « Materia Prima » en 2021 à San Giminiano.

Il a été membre du conseil scientifique de nombreux musées et institutions, et professeur invité à l'UCSD (Université de San Diego Californie 1991/93).

En 1998, il a créé les Pan African master classes in photography, avec le Goethe Institut et l'a dirigé pendant 12 ans, et a constitué la collection d'art contemporain du musée Memorial Acte en Guadeloupe. Il a publié et édité de nombreux ouvrages dont deux biographies (James Baldwin et Léopold Sédar Senghor) et quatre romans. Sa dernière publication s'intitule Histoires d'histoires, l'histoire de la Revue noire (2021).

Njami a étudié la littérature, le droit et la philosophie (Sorbonne Paris)..

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